Article écrit pour la Gauche Écosocialiste 34 :
Le Midi Libre daté du 11 novembre 2024 titre, à propos de la Courstache qui s’est tenue la veille : « une troisième édition et un record de participation. » La Courstache ? Il s’agit d’une course caritative destinée à récolter de l’argent pour lutter contre les cancers masculins. L’initiative vient de l’association Les Bacchantes Montpellier dont l’objet est d’« organiser des courses sportives visant à récolter des fonds pour lutter contre le cancer de la prostate et les maladies masculines, soutenir et organiser des activités et manifestations qui promeuvent l’égalité homme-femme etc. ». Dans divers entretiens, l’association fait référence à une autre course caritative, destinée elle à récolter de l’argent contre les cancers féminins, la Montpellier Reine. Hommes et femmes, tout le monde a donc le droit à sa course caritative. Premier double malaise : j’ai toujours été mal à l’aise sur des initiatives caritatives qui pallient aux manquements de l’État, en particulier sur les questions de santé ; et j’ai toujours été mal à l’aise sur des initiatives qui mettent sur un pied d’égalité parfaite hommes et femmes alors que cette égalité n’existe pas du tout dans les faits. Mais, passons outre mon double malaise, je laisse couler en me disant que « cela ne peut pas faire de mal ».
Mais le malaise perdurant, je me souviens d’un autre article du Midi Libre, daté du 8 novembre 2024, où il est précisé que cette course se situe « en droite ligne du traditionnel « Movember » ». Movember ? L’article en question précise : « Lancé en 2003 par un groupe d’amis en Australie, le mouvement « Movember » s’est répandu depuis dans le monde entier. Tout part d’un constat, celui que les hommes ne font pas assez attention à leur santé. Les maladies masculine, notamment celles liées à la prostate ou aux testicules, sont encore taboues, et souvent passées sous silence. Pour promouvoir leur démarche , ils décident de se laisser pousser la moustache pendant tout le mois de novembre. » Mon double malaise perdure et s’aggrave.
Alors, je téléphone à une camarade féministe, qui n’a pas trop le temps de me répondre, mais qui a le temps de me disputer un peu. Je résume : « Matthieu, sans déconner, #Movember est une OP des milieux masculinistes. C’est une OP pas du tout anodine car elle est programmée au mois de novembre, juste après le mois « octobre rose » dont je pourrais te dire des trucs au passage camarade, mois de novembre où se tiendra évidemment, le hasard c’est ballot, la journée internationale des droits des enfants et la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. Camarades, c’est une OP classique reprenant la stratégie discursive masculiniste des « droits » et « besoins » des hommes, leur permettant de capter les ressources au profit de la domination masculine, de détourner l’attention et cela fabrique une fausse symétrie. Le plus extraordinaire, c’est que ces connards ont inventé une « journée internationale des droits des hommes » le 19 novembre. Je te laisse, réfléchis un peu camarade. » Bon, c’est un résumé de la conversation, mais le ton est là. Et comme j’aime bien comprendre de quoi on me parle (car je n’ai pas tout compris dans le discours de ma camarade), j’ai creusé.
Le mois de novembre est en effet un mois important des luttes féministes avec la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes le 25 novembre. J’ajouterai que le 20 novembre est également la Journée du Souvenir Trans. 2 moment directement inscrits dans des luttes contre les dominations systémiques, en l’occurrence la domination masculine.
Il n’est pas nouveau que les milieux masculinistes charrient une rhétorique sur les « besoins masculins », la « souffrance masculine », usant même d’une dialectique autour de l’égalité femmes/hommes pour travailler à des revendications sur les « droits des hommes ». Lorsque ma camarade parle de captation des ressources, elle parle de ça. Ce discours est habile car il s’appuie sur une forme de sympathie de lutte contre une souffrance supposée via une neutralité affichée. User d’un tel discours sur les questions de santé est là aussi très habile car c’est un sujet vital pour tous les êtres humains, il concerne des souffrances réelles et apparaît dénué de toute orientation politique.
J’ai donc d’abord creusé les questions de santé qui, disons-le franchement, sont dépolitisées avec ce type d’initiatives.
Faut-il rappeler que ce sont d’abord les facteurs sociaux et économiques qui sont la première cause de prise en compte ou pas d’une bonne santé ? Ainsi, selon l’INSEE, et pour ne donner que cet exemple, sur la période 2012-2016, pour les 5% de personnes les plus aisées (qui disposent d’un revenu mensuel de 5 800 € en moyenne), les hommes ont une espérance de vie à la naissance de 84,4 ans : à l’opposé, parmi les 5% de personnes les plus modestes (dont le niveau de vie moyen est de 470 € par mois), les hommes ont une espérance de vie de 71,7 ans.
De plus, c’est l’occasion pour les groupes masculinistes de diffuser un discours expliquant que la santé des hommes est négligée, alors que celle des femmes serait très prise en compte. L’exemple le plus utilisé, est le fait qu’en France l’Institut National du Cancer alloue environ 6 millions d’euros par an au cancer de la prostate, contre 30 millions par an au cancer du sein.
Rappelons que le taux de survie du cancer du sein (qui touche d’ailleurs aussi les hommes…) est inférieur à celui du cancer de la prostate : le taux de survie du cancer de la prostate est de 93 % (il était de 72 % en 1990) et celui du cancer du sein est de 88 % (il était de 79 % en 1990). Pourquoi cette différence ? Simplement par une prise en charge plus ancienne et poussée de la Recherche pour le cancer de la prostate que pour le cancer du sein.
Cette inégalité, d’ailleurs, n’est pas récente car il faut rappeler que la prise en compte de la santé des femmes est historiquement défaillante (https://www.radiofrance.fr/franceculture/sante-des-femmes-une-tres-lente-prise-en-compte-depuis-l-antiquite-6713970) et qu’encore aujourd’hui en France, l’inégalité est flagrante : « Malgré de meilleures habitudes de vie déclarées, les femmes se perçoivent en moins bonne santé que les hommes. Selon les données du Baromètre de Santé publique France 2021, en moyenne, parmi les personnes âgées de 15-85 ans, 65 % des femmes se considèrent en bonne ou très bonne santé, contre 71 % des hommes. Ces différences apparaissent particulièrement marquées à certains âges, comme, par exemple, parmi les 25-34 ans (74% des hommes contre 82 % des hommes). » (https://www.santepubliquefrance.fr/les-actualites/2024/des-inegalites-de-sante-persistantes-entre-les-femmes-et-les-hommes).
Ces inégalités se lisent aussi sur la prise en compte par le corps médical et par les femmes elles-mêmes de leur santé : la mortalité par cancer a diminué de 2,1 % par an chez les hommes et de 0,6 % par an chez les femmes entre 2011 et 2021. Cette baisse est liée à des diagnostics plus précoces et d’importantes avancées thérapeutiques, notamment parmi les cancers les plus fréquents.
J’ai ensuite creusé la question de « Movember ». Comme décrit par l’article du Midi Libre, il s’agit en effet d’une initiative datant de 2003, venant d’amis en Australie, visant à inviter les hommes à faire pousser leur moustache pour sensibiliser sur les problèmes de santé des hommes et récolter des dons. Les personnes à l’origine de l’initiative ne semblent pas directement liées aux milieux masculinistes mais les codes de virilités, la moustache en particulier, et le sujet, la santé des hommes, a immédiatement été captée par les milieux masculinistes. Un sociologue australien, Michael Salter, a documenté comment ces milieux se sont emparés immédiatement de l’initiative : https://www.researchgate.net/publication/294792371_Men’s_Rights_or_Men’s_Needs_Anti-Feminism_in_Australian_Men’s_Health_Promotion
Avec dès l’origine un stéréotype de virilité, la moustache donc, qui exclu de fait des hommes qui refuseraient ce rite d’appartenance à cette masculinité normative, l’initiative marginalise certains hommes. D’ailleurs, notons que ce critère de participation permet de faire disparaître les femmes transgenres pourtant également victime des cancers de la prostate et des testicules.
Remarque, néanmoins, concernant le port de la moustache : ce symbole historique de virilité a depuis longtemps été détourné voire récupéré. On pense bien entendu à la moustache portée par Freddy Mercury. D’ailleurs, ce côté décalé est totalement assumé et discuté : https://www.radiofrance.fr/franceculture/le-pouvoir-social-de-la-moustache-4670984
Ceci, je crois, n’invalide par le fait que le choix de la moustache est un choix de permettre de désigner des « hommes », et que même de façon décalée cela doit interroger : plutôt qu’un signe distinctif non physique, c’est bel et bien un signe de ralliement lié à la pilosité faciale qui a été choisi et installe ce mouvement dans un cadre normatif hétérosexuel.
Dans cette galaxie, la création d’une « Journée internationale des droits de l’homme », non reconnue par l’UNESCO mais reprise sur des sites internet comme « journee-mondiale.com », faisant l’objet tous les ans d’opérations sur les Réseaux Sociaux des milieux masculinistes et d’initiatives de quelques responsables politiques (de l’extrême-droite en particulier) pourrait ne pas être à prendre au sérieux. Et pourtant, des opérations commerciales existent autour du 19 novembre (https://www.lemonde.fr/blog/sexologie/2023/11/20/la-journee-internationale-des-hommes/) : il conviendrait dont de ne pas négliger aussi cette journée internationale fictive. Elle pourrait fonctionner, un peu comme fonctionne « Movember » et comme commence à monter une autre initiative (toujours au mois de novembre!) : le « No Nut November » qui consiste à pratiquer, sous forme de défi collectif, une abstinence complète de masturbation et d’éjaculation tout au long du mois de novembre. NoFap (militants masculinistes engagés dans une lutte contre l’addiction à la pornographie et à la masturbation) s’est emparé de cette initiative pour faire du mois de novembre le mois du « reboot » afin de retrouver une forme de pureté physique et mentale par la maîtrise des impulsions sexuelles. Ces initiatives diffusent sur les Réseaux Sociaux de fausses informations sur la santé masculine (la bonne vieille nocivité de la masturbation ou de l’éjaculation fréquente) et un imaginaire franchement misogyne (l’homme doit se maîtriser face à la femme tentatrice). L’addiction à la pornographie n’est donc pas réellement traitée, alors qu’elle est un gros problème.
Pour conclure, avec « Movember » et ces diverses initiatives plus ou moins importantes et structurées, nous avons affaire à un véritable backlash détournant l’attention de la question féministe. Il s’agit d’une cooptation stratégique du mois de novembre, usant de sujet inspirant de la sympathie, tout en construisant un imaginaire systémique. Cette tactique risque aussi de réduire les ressources vitales pour les associations qui œuvrent pour la sécurité et l’émancipation des femmes. En détournant le mois de novembre vers des initiatives qui minimisent la gravité des violences fondées sur le genre, les mouvements masculinistes œuvrent pour saper progressivement les efforts de solidarité et de prévention pour les groupes les plus vulnérables.
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