Principes d’incertitudes (manifeste pour une éthique de pédagogie des interactions)

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Ce manifeste, dans sa version courte ci-dessous, est publié sous forme de feuilleton sur le site Question de classe(s) : https://www.questionsdeclasses.org/

Une version longue sera publiée prochainement.


– Enzo, ne restez pas dans le couloir pendant la récréation, sortez prendre l’air, ça fait deux heures que vous portez votre masque. Allez respirer.

– C’est gentil mais j’aime pas trop respirer, madame.

(Judith Wiart : Pas d’équerre. Éditions Louise Bottu 2023)

Chère Madame,

Vous ne vous rappellerez même pas mon nom. Il est vrai que vous en avez tant recalés. Moi, par contre, j’ai souvent repensé à vous, à vos collègues, à cette institution que vous appelez l’« école », et à tous les jeunes que vous « rejetez ». Vous nous rejetez dans les champs et à l’usine, puis vous nous oubliez. Il y a deux ans, en première année de l’École normale, vous m’intimidiez. Du reste, la timidité m’a suivi toute la vie. Gamin, je ne levais pas les yeux de terre. Je frôlais les murs pour qu’on ne me voie pas. J’ai d’abord pensé que c’était une maladie que j’avais, ou que peut-être ça tenait de ma famille. Il faut dire que ma mère est de ces femmes qu’intimide un formulaire de télégramme. Mon père observe, écoute, mais sans parler. Plus tard, j’ai cru que la timidité était un mal des montagnards. Les paysans de la plaine m’avaient l’air sûrs d’eux. Les ouvriers, n’en parlons pas. Mais je me suis aperçu que les ouvriers laissent aux fils à papa tous les postes de commande dans les partis et tous les sièges au parlement. C’est donc qu’ils sont comme nous. Et que la timidité des pauvres est un mystère qui remonte à loin.

(L’école de Barbiana : Lettre à une enseignante. Agone 2022)

– Comment l’enfant Ernesto saura-t-il lire, écrire, compter ?

– I-né-vi-ta-ble-ment.

(En rachâchant, film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, écrit par Marguerite Duras, 1982)

La tâche des instituteurs, ces obscurs soldats de la civilisation, est de donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter.

(Louise Michel : Mémoires 1886. Gallimard 2021)

Remerciements

Je remercie Célestin Freinet pour son pistolet

Je remercie Élise Freinet pour sa patience

Je remercie Fernand Pelloutier pour sa simplicité

Je remercie Pauline Kergomard pour ses pistolets

Je remercie Francisco Ferrer pour ses prières

Je remercie Nadejda Kroupskaïa pour son enseignement professionnel

Je remercie Ovide Decroly pour ses bifurcations

Je remercie Laurence De Cock pour ses histoires

Je remercie Philippe Meirieu pour son humour

Je remercie Marie Pape-Carpantier pour son enfance

Je remercie John Dewey pour sa liberté

Je remercie Aïda Vasquez pour ses lignes rouges

Je remercie Samuel Johsua pour ses autres écoles possibles

Je remercie Helen Parkhusrt pour ses labyrinthes

Je remercie Ferdinand Buisson pour ses intuitions

Je remercie Marta Mata pour sa persévérance

Je remercie Jean Zay pour ses courses à pied

Je remercie Simonne Ramain pour ses mains

Je remercie Albert Thierry pour ses révoltes

Je remercie Ellen Key pour ses arbres

Je remercie Sylvain Connac pour sa collaboration et sa coopération

Je remercie Élisa Lemonnier pour ses bancs d’école

Je remercie Fernand Oury pour ses trépieds

Je remercie Joséphine Cornec pour ses tableaux noirs

Je remercie Jacques Pain pour ses feuillets

Je remercie Maria Grzegorzewska pour ses rafales

Je remercie Pierre Bourdieu pour Édouard Manet

Je remercie Louise d’Épinay pour ses surprises

Je remercie Paulo Freire pour ses critiques

Je remercie Rosa Luxemburg pour tout

Je remercie Walter Benjamin pour ses freins d’urgence

Je remercie Louise Michel pour ses critiques, ses pistolets et sa patience

Je remercie Daniel Bensaïd pour sa lente impatience

Je remercie Simone Weil pour sa rage

Je remercie tous les élèves que j’ai eu la chance de croiser.

Toutes et tous sans aucune exception.


Pour(quoi) faire ?

Cette contribution n’est pas celle d’un savant de la pédagogie : c’est la contribution de la vraie vie d’un militant syndical, politique et pédagogique. Vous n’y trouverez donc ni boîte à outils ni références ni recherches mais des éléments s’inspirant de boîte à outils, de références et de recherches.

Pour ce faire, je me suis donné des repères qui constitueront le cœur de ce texte et je les laisse à l’analyse et la réflexion des lectrices et des lecteurs.

Je vais écrire comme je respire, en m’insérant dans une galaxie de contributions (d’où mes remerciements en début de contribution). Cette contribution n’est donc pas un projet global d’école : je développerai mes principes pédagogiques mis à la disposition collective afin que petit à petit se construise collectivement une autre école.

Je ne pense pas que l’école puisse changer la société. Ou plus exactement : je ne pense pas que si nous arrivons à faire de l’école un lieu révolutionnaire, alors nous révolutionnerons la société.

D’ailleurs l’école capitaliste ne nous laissera jamais tenter une réelle expérience massive d’une école divergente au Capitalisme. Notre tentation pourrait alors de passer à des modes d’endoctrinement totalement contraires à nos principes émancipateurs. Ou alors de créer nos propres écoles à la marge, mais ce serait oublier que personne n’est réellement à la marge dans une société capitaliste.

Cela ne signifie pas pour autant que nous ne pouvons pas poser des graines, que nous ne pouvons pas expérimenter, que nous ne pouvons pas résister, que nous ne pouvons pas poser des questions, que nous ne pouvons pas nous poser des questions. Je ne conçois d’ailleurs pas la Révolution, avec un grand R, comme un Grand Soir, avec un grand G et un grand S : je considère qu’il s’agit d’un frein d’urgence lorsque le Capitalisme va trop loin1. C’est déjà pas mal je trouve, et cela nous permet de prendre le temps de construire un changement total de civilisation humaine. Il va de soit que dans cette logique, cela demande un peu de patience…

Je ne veux pas non plus m’illusionner de la place de l’école dans la société : fondamentale, certes, mais pas centrale dans les rapports sociaux. Les rapports sociaux se construisent en partie à l’école, mais pas seulement. L’école peut être le terreau d’expérimentations sociales mais, en l’état actuel des choses, pour le dire simplement, la question « et si on prend le pouvoir, comment on fait concrètement pour éviter de retomber dans les fonctionnements actuels ? » reste posée. Au fait, c’est qui « on » ?

Je ne pense pas que l’école peut changer la société, mais je pense que les militant⸱es pédagogiques peuvent beaucoup aider à changer la société. Les fonctions multidimensionnelles de l’école nous apportent ce terreau à partir duquel nous pour travailler à un autre monde possible, donc à une autre école possible.


Crise(s)

Le premier repère que je me donne est celui d’avoir une analyse politique de la situation actuelle de notre société. Je ferai court et j’en resterai à quelques éléments pour me situer2.

Le Capitalisme est partout. Nos sociétés sont capitalistes, nos économies sont capitalistes, nos modes de gouvernement sont capitalistes. L’école est capitaliste. Nos intimités humaines sont capitalistes. Nos luttes se situent dans un cadre capitaliste.

Bien entendu, il y a des brèches, des résistances, des luttes, des expériences, des fuites, des contournements, mais cela aussi est utilisé par le Capitalisme comme soupapes pour sa propre sécurité. Je n’écris pas cela pour dire qu’il faut arrêter, que c’est perdu d’avance : j’écris cela pour avoir la lucidité de la réalité et pour y travailler concrètement.

Le Patriarcat est partout. Je pourrai reprendre ma petite tirade sur le Capitalisme mots pour mots. J’ajoute que le Capitalisme et le Patriarcat ne sont pas la face d’un même phénomène. Certes, le Capitalisme s’accommode particulièrement bien du Patriarcat, lui permettant d’avoir un outil supplémentaire de division des classes. Certes, le Patriarcat s’intègre très bien au Capitalisme, y trouvant un terreau fertile pour son monde de discrimination entre les genres. Mais tout ceci ne signifie pas qu’une société non capitaliste serait forcément une société non patriarcale. D’ailleurs, cela n’a jamais été le cas dans l’Histoire. Même si des expériences plus ou moins massives, plus ou moins longues, plus ou moins dégagées du Capitalisme, ont donné, parfois, des sociétés moins patriarcales, le Patriarcat a toujours refait surface d’une façon ou d’une autre. Notons d’ailleurs que nos organisations militantes, même ayant le féminisme comme valeur politique centrale, ne sont pas débarrassées du Patriarcat et de la culture du viol. Et je ne parle pas de notre intimité humaine… Enfin, le Patriarcat est la source principale de l’homophobie et aujourd’hui même de la transphobie.

Les racismes sont partout. Ma petite tirade sur le Patriarcat fonctionne parfaitement. J’insiste sur les racismes car j’ai le sentiment que c’est souvent minoré ou oublié, y compris au sein de nos organisations militantes. Ainsi, je pense que l’on minore les représentations très racisées qui existent dans le sport alors que le sport est un marqueur social pour les jeunesses. On minore aussi souvent la présence sourde mais très présente de l’antisémitisme, se laissant d’ailleurs piéger par celleux qui l’instrumentalisent.

Tout ceci alors que nous vivons en état de crises permanentes. A tous les niveaux : du niveau planétaire à notre niveau intime. Les situations de crises sont réelles, il ne s’agit pas de les nier : il s’agit de le constater avec lucidité, de comprendre et de savoir ce que cela signifie. Il a déjà été démontré qu’une partie non négligeable de ces crises ont une cause humaine plus ou moins directe. Il a également déjà été démontré que le Capitalisme provoque des crises et usent de crises pour sa propre reproduction.

Nous vivons une crise sociale. Cette crise est ancienne, sans doute très ancienne, avec des rapports et des modes de domination qui ont changé avec le temps. En tout état de cause, les rapports sociaux actuels montrent l’actualité de la lutte des classes avec une société très inégalitaire (inégalités qui se creusent d’ailleurs), avec un prolétariat morcelé et divisé, avec des discriminations généralisées.

Nous vivons une crise démocratique. Nos sociétés n’ont jamais été totalement démocratiques, mais des compromis de gestion des rapports sociaux ont existé et existent encore. La situation actuelle, pas seulement en France, est une crise de légitimité de ces compromis, entraînant de fait ce que l’on appelle une crise démocratique. Pour moi la crise démocratique actuelle est directement liée à la crise sociale, d’autant que notre société ne semble pas mûre pour expérimenter avec lucidité des modes démocratiques nouveaux.

Nous vivons enfin une crise écologique. La prise en compte de cette crise est par vagues (vagues de catastrophes, vagues de chaleur…). Cette crise écologique est objectivement démontrée, avec à la fois un dérèglement climatique (incluant en partie un réchauffement climatique) et une baisse importante de la biodiversité. Tout ceci étant lié au Productivisme et à l’Extractivisme des « ressources naturelles ». Si le Productivisme est inhérent au Capitalisme, il a été systématisé dans les pays ayant expérimenté le « socialisme réel ».

Pour mon propos, j’en resterai à deux fils rouges :

– cela a des conséquences intimes aux êtres humains, placés en situation de stress permanent avec des conséquences physiques, cognitives, psychologiques et dans les rapports sociaux. Je fais l’hypothèse de départ que le Capitalisme fonctionne comme une religion3, nécessitant un travail de fond et intime pour se dégager de l’endoctrinement religieux ;

– cela a un lien direct avec le rapport au temps, non seulement celui aliéné par ces crises, mais aussi le temps aliéné ou lié aux activités humaines et au travail. Nous avons à reprendre en main le temps : celui que nous vivons comme êtres humains et celui que vit la civilisation humaine. Nous devons assumer humainement et intimement une lente impatience4.

L’école n’est pas épargnée par cet état de crises. Crise des moyens, du recrutement, de sens… Faisons court et simple : comme le reste de la société, l’école fonctionne en crises successives, crises parfois justifiées par les crises précédentes ou un âge d’or mythique sans fondement dans la réalité historique. Nous nous retrouvons nous-même piégé·es par ces crises : voyez comme le « collège unique » à défendre face aux « groupes de niveaux » imposés en 2024 nous fait oublier que le « collège unique », ou plutôt l’école commune au niveau du collège, n’a jamais existé car la lutte des classes n’a jamais disparu de l’école, a fortiori au collège. Voyez aussi les mots qui évoluent et dans lesquels nous nous engouffrons lorsque nos critiques du système deviennent si fortes que personne ne peut les ignorer : prenons l’exemple des notes, cet outil très efficace de tri social et scolaire (tri appelé « orientation », on a même inventé l’expression « orientation par défaut ») qui structure tout le système, petit à petit remplacé par des « capacités » puis des « compétences », permettant au système de dire que les critiques sont entendues, tout en profitant de la situation pour faire par exemple disparaître les qualifications (ce qui a des conséquences néfastes directes pour les travailleur·euses).

De plus, l’Éducation nationale étant un Service public, elle subit ce que subissent les Services publics : le Capitalisme utilise les investissements publics en privatisant les profits et donc en priorisant les objectifs politiques de celleux qui vont tirer profit du système. Outre la baisse des moyens, la dégradation continue des conditions de travail des personnels et d’enseignement des élèves, tout ceci s’accompagne d’une généralisation de la concurrence. Cette concurrence est d’abord classique entre le public et le privé (école publique contre école privée, lycées professionnels contre Centres de Formation d’Apprentis) avec un système qui favorise largement le privé. Cette concurrence est désormais entre les personnels, avec des méthodes de gestion des « ressources humaines » violentes, résumées souvent dans la terminologie « New Public Management ». Maltraiter les personnels de l’Éducation nationale n’est pas un but en soi, c’est à la fois un mode de fonctionnement et une stratégie : l’objectif politique est d’imposer un système non légitime, inefficace et discriminant. Pour ce faire, il est nécessaire, pour la classe dirigeante, de caporaliser et exploiter les personnels.

Les contenus disciplinaires sont donc évidemment interrogés par la classe dirigeante, dans une logique réactionnaire et utilitariste. Nous touchons là à la diffusion massive des idées de l’extrême-droite dans le système scolaire depuis au moins Xavier Darcos et Jean-Michel Blanquer. L’extrême-droite au pouvoir aurait en effet le bonheur de voir une grande partie de son programme pour l’Éducation nationale déjà engagé. La bataille idéologique a déjà commencé et les idées de l’extrême-droite ont infusé dans l’école. Précisons que j’entends par « extrême-droite » un courant politique qui se retrouve dans une galaxie d’organisations (à visées électorales ou pas) qui défendent une société fondamentalement inégalitaire via la définition de groupe d’individus qui se voient rejetés par des rapports de dominations qui structurent cette idéologie.

Dans l’école, c’est par exemple le Darwinisme social, qui considère que les individus des catégories populaires sont « par nature » « mauvaises » à l’école, idée que l’on retrouve dans l’utilisation abusive des neurosciences. Cette vision de l’éducation se retrouvait déjà chez Maria Montessori. La stratégie consiste aussi à dépolitiser la pédagogie non seulement en masquant le caractère politique de toute pédagogie mais aussi en inventant une pédagogie « automatique » comme boîte à outils de « trucs » pour l’enseignement. Les neurosciences sont ainsi utilisées non scientifiquement mais comme justifications de méthodes automatisées d’apprentissage et de tri social. Ainsi, au-delà de l’initiative réactionnaire du « choc des savoirs » et des « groupes de niveaux » en 2024, la logique globale est bien celle-ci. Cela explique d’ailleurs que ces attaques se fassent via des termes inventés (égalitarisme, pédagogisme, wokisme…) qui justifient de défendre le mythe d’une société fantasmée, marque de fabrique de l’extrême-droite. C’est la même logique que le « grand remplacement ». L’école, dans cette logique, est assimilationniste, elle place l’enfant, dont le cerveau est une boite à remplir (Paulo Freire parlait d’éducation bancaire) pour entrer dans le moule.

Dernier aspect concernant l’extrême-droite : elle cherche la violence et a des pratiques très autoritaires. Voyez ce qu’ont subi, par exemple, les enseignant⸱es se réclamant de Paulo Freire au Brésil… Aujourd’hui, en France, déjà des enseignant⸱es du mouvement Freinet subissent des sanctions, et souvenons-nous de ce qu’avaient subi Élise et Célestin Freinet, nous ne pouvons qu’être inquiet⸱es en cas de prise du pouvoir de l’extrême-droite en France.

L’école est donc en crise(s). Crises qui nous touchent également nous, militant⸱es pédagogiques. Comment en sortir ?


Principes d’incertitudes

C’est le moment d’expliquer le titre de cette contribution. Il s’agit d’une référence directe à un élément fondamental de la mécanique quantique. Je n’expliquerai pas ce principe, pour ne pas perdre les lectrices et lecteurs. Notez simplement que la mécanique quantique, entre autres dans son dialogue avec la philosophie, a plusieurs interprétations : celle qui me convainc le plus est que la réalité est une interaction. Je pense que la pédagogie est une interaction et que les incertitudes sont un élément fondamental de la pédagogie.


Incertitudes

Dans cette partie, je poserai les questions que je me pose en permanence dans ma pratique pédagogique et que je pose là comme questionnements à tout⸱es celleux qui se réclament d’une école émancipatrice, afin que nous puissions travailler à des réponses collectives. Je poserai quelques réflexions personnelles mais sans qu’elles soient prescriptives.

Trois questions guident les autres questions5 :

– Qui est scolarisé ?

– Qu’enseigne-t-on ?

– Comment enseigne-t-on ?

Je commencerai par la question de l’éthique. Commencer par ce point peut paraître surprenant d’un point de vue politique et pédagogique mais c’est une question fondamentalement pratique qui se pose : c’est bien joli tout ça, la pédagogie forcément politique etc, mais je suis fonctionnaire d’État dans le cadre d’un État capitaliste, et donc comment je fais ?

Pour commencer, je n’oublie pas la première partie de ma contribution : j’ai la lucidité de la situation dans laquelle je me trouve. Par ailleurs, je suis en effet soumis au statut des fonctionnaires d’État, j’ai une obligation de neutralité dans le cadre de mes fonctions, et parfois un devoir de réserve. Je précise néanmoins que mon statut m’offre la possibilité de désobéir à un ordre manifestement illégal et, surtout, ma liberté d’opinion comme citoyen est bien inscrite dans mon statut comme supérieure à mon devoir de réserve. J’ajoute ma liberté pédagogique, certes contrainte par le code de l’Éducation.

Tout ceci étant posé : je ne fais pas de mon statut un préalable à ma pratique pédagogique, je fais avec et je m’interroge : quelle éthique dans ce cadre ? La pratique pédagogique doit-elle exclure toute (pratique) politique ? Les enseignant⸱es sont-iels réellement neutres dans leurs pratiques pédagogiques ?

Il me semble qu’il faut différencier éthique personnelle et éthique collective. Nous devrions construire des éthiques personnelles portées à la contribution collective pour construire une éthique collective (cela aurait l’avantage de clarifier qui nous sommes d’ailleurs…). L’éthique que je réfléchis pour moi correspond à ma réalité de terrain, en l’espèce des lycées professionnels avec le statut de fonctionnaire d’État Professeur des lycées professionnels avec la discipline de concours enseignant mathématiques-sciences-physiques.

Évidemment, dans ce cadre, se pose la question d’un État autoritaire et/ou d’une extrême-droite au pouvoir. Mais au bout du compte, avoir une éthique et un cadre militant collectif permet d’avoir une réponse collective (et politique) et, surtout, la question de l’État, du rapport à l’État plus précisément, se pose tout le temps. Il faut, à mon avis, éviter les réponses individuelles, ce qui permet, d’ailleurs, d’éviter de fantasmer un statut qui nous protégerait tout le temps.

De plus, mon éthique doit intégrer le fait qu’aucune pédagogie n’est neutre politiquement mais que je refuse toute propagande politique dans le cadre pédagogique car je vise l’émancipation des élèves. Une telle éthique permettrait, d’ailleurs, d’assumer me placer dans le cadre de l’école capitaliste.

Enfin, mon éthique doit tenir compte de la réalité. Celle des élèves, celle de mon lieu de travail et ma réalité personnelle et intime.

Autre questionnement : celle des savoirs. On enseigne à partir de savoirs ou on enseigne des savoirs ? J’interroge là le dialogue qui s’engage lors du moment pédagogique. J’ai le sentiment que l’on enseigne à partir de savoirs mais je laisse la question ouverte. Mon sentiment vient d’une interrogation concernant les savoirs : Savoirs savants ? Savoirs experts ? Savoirs de base ? Savoirs pragmatiques ? Savoirs mixtes ?

Que penser de savoirs définis comme fondamentaux pour le fonctionnement de la société mais qui sont incompris voire non légitimes pour une partie de la population ? Ainsi, la physique moderne est centrale dans nos sociétés actuelles, via l’énergie nucléaire par exemple, mais c’est bien une partie très petite de la population qui en maîtrise les concepts, les applications technologiques et les limites scientifiques. Autre exemple : les mathématiques sont partout, il suffit de lire un journal pour s’en rendre compte, mais les outils mathématiques sont bien souvent peu maîtrisés et surtout peu compris (y compris par les journalistes qui utilisent les outils mathématiques).

Ceci permet de poser ces trois questions : Qui et comment décider des savoirs à partir desquels on enseigne ou à enseigner ? De façon démocratique ? De façon légitime pour le collectif ? Dans le cadre « démocratique » actuel de nos sociétés, nous ne pouvons que proposer des réponses partielles. Si nous essayons d’aller plus loin, nous devons interroger ce qu’est un savoir et à qui ce savoir est utile. L’une des entrées possibles peut-elle être les pédagogies coopératives ? Je pense que oui car elles permettent aussi de poser les questions cognitives sous-jacentes, portent des « valeurs » qui posent ces questions, et proposent des outils intéressants. J’ajoute que je ne fais pas des pédagogies coopératives la base de toute pédagogie émancipatrice (d’ailleurs le Capitalisme considère ces pédagogies comme utiles…) mais comme une opportunité pour travailler à ces questions sans se couper de la réalité de terrain.

J’ai un dernier questionnement concernant les savoirs : la question de la culture commune. Faut-il une culture commune, d’ailleurs ? Si oui, et je pense que oui, ce commun se construit principalement aux plus jeunes âges (en tout cas en grande partie avant les lycées professionnels dans lesquels j’enseigne), pour se compléter et s’ajuster tout au long de la vie. Pour une grande partie, en partant de mon terrain d’enseignement, c’est donc un questionnement sans réponse de ma part. Je pose néanmoins la question : comment faire du commun si les objets de ce commun eux-mêmes sont en partie dépendants des publics ? Qui décide, du coup, de ce qui doit être commun ?

Liberté, égalité, fraternité : avez-vous noté que dans les questions éducatives, c’est toujours la question de l’égalité qui est interrogée (au point que certain⸱es ont inventé le terme « égalitarisme ») ? Il faut dire que si l’article 1 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen annonce que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. », l’article 6 précise que « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Et là nous comprenons la problématique entre égalitarisme et égalité réelle. Je précise : puisque toutes les données montrent qu’il y a une incontestable inégalité scolaire corrélée aux inégalités sociales, comment déconnecter la question de l’égalité de la galaxie « c’était mieux avant » ou autre « baisse du niveau » ? La question de l’égalité est une question prioritaire et évidemment se pose en question de moyens mais : quelles conséquences sur les savoirs à enseigner ?

Doit-on néanmoins ignorer que l’égalité réelle suppose une perte de domination pour les enfants des classes dominantes ? Et, pour moi, question corollaire : L’égalité suppose-t-elle la construction de nouveaux savoirs ou connaissances ? (sous-entendu des savoirs ou connaissances « non académiques »). Il me semble que notre priorité doit d’abord être la question de l’égalité pour unifier les fractions dominées dans la lutte des classes. Sans doute que cela ne peut qu’engendrer des réactions identitaires violentes qu’il faudra combattre. Nous retrouvons d’ailleurs là la question du commun.

Je pose ensuite la question syndicale. Je la pose car je me pose la question de la lutte des classes. D’abord car celle-ci semble oubliée, expliquant sans doute d’ailleurs la lente dérive du syndicalisme vers un amicalisme renforcé. Ensuite car la question de la force collective sur le lieu de travail reste fondamentale pour toutes les travailleur·euses. Enfin, car notre travail pédagogique s’accompagne inévitablement de questionnements sur nos conditions de travail d’une part et les rapports de classes d’autre part. Je ne vois pas comment nous pourrions avoir des propositions pédagogiques sans réfléchir aux incidences sur les conditions de travail des enseignant⸱es et les conditions d’apprentissage des élèves (l’inverse est encore pire !). Nos luttes pédagogiques sont-elles donc nécessairement syndicales ? Oui, et poser la question syndicale pour les enseignant⸱es, en particulier en France, pose la question du cadre dans lequel se syndiquer : nos pratiques pédagogiques en lien avec la lutte des classes nécessite de se syndiquer dans une confédération ouvrière ? Sans revenir sur l’histoire du syndicalisme, il me semble que oui. Je fais un lien direct avec la question suivante : comme enseignant, suis-je forcément antifasciste ?La réponse est pour moi positive car d’abord nous sommes comme syndicalistes évidemment en lutte contre le fascisme. Il nous revient de montrer que dans le cadre de la lutte des classes l’extrême-droite a toujours été du côté des classes dominantes. Le fascisme et l’extrême-droite étant des ennemis mortels du syndicalisme et de la démocratie.

L’écologie doit être une question centrale de l’enseignement pour des raisons tactiques et/ou de fond ? Devons-nous participer aux entreprises de greenwashing dans l’école ? Je suis dubitatif mais je suis bien obligé de reconnaître que c’est souvent un moteur d’entrée en dialogue pédagogique avec les jeunesses.

Pouvons-nous alors construire, avec les jeunesses une réponse collective à la crise écologique actuelle et un autre rapport à la « nature » ? Cette question se pose pour moi car je m’interroge sur l’existence d’une intelligence écologique dans le sens où nos rapports cognitifs à notre environnement, que ce soient les rapports sociaux ou les rapports à notre environnement animal, végétal et spatial, sont tous soumis à une réflexion quant à nos actes dans ces rapports. Peut-être est-ce là l’entrée pédagogique la plus pertinente d’un point de vue politique ?

Enfin, sans doute la question la plus centrale dans ma pratique pédagogique : avoir une connaissance critique de la réalité est l’essence de toute pratique pédagogique. Je ne mets pas de point d’interrogation, là pour le coup, car je pense que l’esprit critique, tel qu’il est souvent développé dans l’Éducation nationale, me semble être un mythe via une simple adaptation aux problèmes réels posés. La raison en est, pour moi, qu’il faut donner une soupape de respiration aux états de crises que nous vivons sans pour autant laisser trop de brèches à la critique réelle du système. Je ne serai pas plus long sur la question critique car elle sera centrale dans mes principes pédagogiques.


Principes pour une éthique de la pédagogie des interactions

Vous trouverez dans cette partie mon éthique pédagogique avec pour chaque item trois expérimentations personnelles décrites de façon brève afin d’éviter que cela devienne des exemples prescripteurs.


Ma pédagogie est différente comme alternative politique

Je me méfie de l’expression « pédagogies alternatives », car cette expression dépolitise la pédagogie et met dans le même sac des pédagogies aux finalités politiques très différentes. Je préfère l’expression « pédagogies différentes » car toutes les pédagogies sont politiques, certaines peuvent travailler au maintien de la société actuelle, d’autres à des alternatives politiques, etc. J’expérimente donc des pédagogies différentes qui correspondent à mon engagement politique. Je travaille à proposer à mes élèves de nouvelles voies et j’engage les élèves à proposer de nouvelles voies.

Trois expérimentations :

– Je travaille sur la modélisation en mathématiques et en sciences :

Plutôt que de ne proposer que des exercices où le modèle mathématique pour répondre est déjà prédéterminé, je propose à mes élèves d’aller à la recherche du modèle mathématique le plus efficace selon elleux pour résoudre la problématique que je pose. Je les encourage à chercher dans les nombreux modèles mathématiques qu’iels ont à leur disposition. Les élèves proposent alors des « réponses » variées et différentes aux problématiques, parfois avec des modèles mathématiques différents6. Par exemple, un exercice consiste à travailler sur une île fictive sur laquelle toutes les routes doivent être changées par des voies ferrées du fait du changement climatique : les élèves, avec un budget fermé, doivent proposer un réseau tenant compte des contraintes géographiques, faisant de fait des choix politiques à justifier et s’appuyant sur des outils mathématiques.

– Je propose des moments de recherches collectives sur des sujets « scientifiques » :

Les élèves ont la possibilité de poser une question « scientifique », hors programme, à chaque fin de séance. Je m’engage à y répondre une semaine après et l’élève qui a posé la question devra expliquer pourquoi il s’est posé cette question et ce qu’il « imaginait » comme réponse. Nous essayons de comprendre alors pourquoi la réponse que je propose est la plus appropriée et pourquoi la réponse « imaginée » par l’élève, qui est dans la majorité des cas au mieux imprécise, posait problème. Nous interrogeons alors les biais qui permettent de valider ou pas une proposition de réponse.

Nous posons ainsi collectivement la question des savoirs et de leur validité, et nous cherchons collectivement à combattre les savoirs « alternatifs » ou « relatifs » qui émergent à chaque fois. Je peux alors piocher dans l’histoire des sciences (la notion de chaleur, pour ne prendre que cet exemple, a une très riche histoire) en cherchant à chaque fois à faire un lien entre les choix politiques et la science. Il ne s’agit pas d’en rester à Galilée, qui est un exemple un peu bateau et classique, il s’agit de creuser : ainsi, l’idée de la « terre plate » comme idée qui a fait l’objet dans l’histoire d’aller-retours et de manipulations politiques (y compris pour justifier le scientisme) est intéressante à poser.

Être en lycée professionnel me permet parfois d’avancer sur des questions plus techniques et technologiques : ainsi creuser la question du choix politique de la généralisation des véhicules électriques (la pollution réelle de ces véhicules, l’extraction de métaux mais aussi la question du réseau électrique nécessaire pour supporter les charges).

– Je suis formateur académique et cela me permet d’explorer des formations qui aident à décomplexer les personnels enseignants dans leurs pédagogies :

Pour chaque formation, lorsque je dois présenter des outils pédagogiques, j’essaye d’en présenter plusieurs et organiser le travail avec les stagiaires afin que collectivement iels décident des outils les plus intéressants. Je profite par ailleurs des accompagnements d’équipes dans le cadre de la CARDIE7 pour questionner la démarche dite « innovante » …

Je me place là, en toute lucidité quant aux rapports de force qui se jouent, dans les marges laissées par l’Institution. Ces marges ne sont pas là par hasard : certaines proviennent de luttes, d’autres de celleux qui pensent « pouvoir changer le système de l’intérieur », d’autres du système lui-même lorsqu’il a des besoins pour survivre. Je prends ces marges pour ce qu’elles sont : des brèches pour planter des graines. Je prends garde à ne pas entrer dans une logique hiérarchique : la tentation existe et c’est donc aussi un combat de résister à cette forme bureaucratique d’intégration dans le système.

Je pose par exemple la question : « pourquoi avez-vous voulu être prof ? » … entre celleux qui veulent changer le monde, celleux qui veulent « transmettre » leur discipline académique, celleux qui n’en n’ont aucune idée… des discussions importantes émergent.

Autre exemple : « le BO vous dit de faire ça, le ministre vous dit autre chose, le recteur encore autre chose, l’inspecteur annule tout ça avec une autre position, tandis que votre chef d’établissement vous demande de faire encore autre chose, et vos collègues ont tous un avis différent : que faire ? ». Je travaille là le rapport à l’État et les réponses nécessaires collectives qui doivent découler (lien à faire ici avec la question sociale).


Ma pédagogie est émancipatrice

Mon objectif est l’émancipation collective des élèves via une émancipation individuelle, je m’engage donc à saisir les brides d’émancipation que mes élèves apporteront afin d’opérer des moments de conscientisation.

Je ne suis pas neutre politiquement car je suis inscrit dans le réel, mais ma pédagogie est neutre dans le sens où ma boussole est la critique et le refus de toute propagande.

Je sais que l’émancipation réelle provoque une réponse identitaire en réponse et que des brides d’émancipation des discriminations : j’ai donc la nécessité de travailler sur ce point.

Trois expérimentations :

– Installer un travail en équipe entre élèves :

J’utilise, entre autres, les outils des pédagogies coopératives pour installer des équipes d’élèves qui s’appuient sur des plans de travail pour répondre à leurs objectifs concrets : comprendre une notion ou réussir son bac. J’interroge avec les élèves les modes d’organisation de ces équipes, les modes de décisions etc, en m’appuyant sur les « compétences psycho-sociales » attendues par l’école capitaliste. Utiliser ces « compétences », c’est utiliser deux notions compliquées à manier.

Il s’agit de plus de « compétences », notion elle-aussi très compliquée à manier car les « compétences » sont utilisées à la fois pour faire disparaître les qualifications (ce qui a des conséquences directes et néfastes pour les conditions de travail et les salaires des travailleur·euses) et comme nouvelle modalité d’évaluation des élèves (faisant petit à petit disparaître les notes). S’ajoute sans doute une façon de contourner les difficultés didactiques par ce biais. J’ai néanmoins fait le choix de m’en saisir dans mon travail pédagogique, en précisant qu’en parallèle j’ai une activité syndicale luttant contre la disparition des qualifications. Je m’en saisi car il me semble que nous avons là une brèche pour poser la question des notes comme outil de tri social et pour poser, avec les élèves (et avec les enseignant⸱es) la question de l’évaluation (pour quoi faire, pour qui, comment ?).

Pour revenir aux « compétences psycho-sociales » : elles ont l’avantage d’ouvrir à autre chose que les savoirs académiques et ouvrent une voie pour dialoguer sur les rapports sociaux.

Tout ceci étant posé, une grande lucidité est de mise sur la manipulation et l’utilisation des « compétences psycho-sociales » et installer un travail en équipe entre les élèves permet aussi de travailler collectivement cette lucidité à avoir…

– Avoir un regard critique sur les modalités des différentes élections politiques :

Je propose aux élèves des activités comparant, par exemple, les modalités d’élection aux États-Unis et en France, permettant de voir que les modalités mathématiques choisies ont un sens politique, trouver les limites, etc.

Je cherche là si ce n’est une émancipation, même partielle, des modes de désignations « démocratiques » des institutions représentatives, au moins un regard allant vers cette émancipation. Cela ne signifie pas que je cherche à ce que les élèves ne votent pas : il s’agit d’une conscientisation des rapports de dominations existants dans le champ politique et des outils mathématiques pour organiser ce champ.

– Croiser les regards sur les différentes discriminations :

Je propose aux élèves des activités démontrant qu’il existe des discriminations de genre et des discriminations racisées et croisant ces discriminations. J’interroge de plus avec iels les moments officiels comme les activités lors du 8 mars.

Enfin, je construis avec iels des actions concernant le harcèlement scolaire. Sur ce point, il me semble que les outils de la « préoccupation partagée »8 sont à prendre en compte à la fois pour travailler sur les rapports de domination dans nos sociétés, mais également sur au moins les racismes, la misogynie, l’homophobie et la transphobie. Voici deux exemples de travail avec des élèves :


Ma pédagogie est populaire

Mon cadre est l’école publique, gratuite et laïque car c’est la seule école populaire et mixte socialement. L’école, in fine, doit tendre vers une école commune et unifiée. Cela passe bien entendu par une lutte pour la nationalisation de l’enseignement privé mais aussi par une prise de conscience pour les élèves de la lutte des classes et des discriminations.

L’école dans laquelle je tente de me placer est ouverte à la réalité (je préfère cette expression à « école ouverte au monde ») mais fermée au Capital.

Au droit à l’éducation, je préfère celui du devoir d’éducation.

Trois expérimentations :

– Je propose des activités pédagogies issues du réel :

Les activités mathématiques proposées s’appuient sur la réalité, mais pas une réalité fantasmée, une réalité apportée par les élèves (ou par d’anciens élèves).

Par réalité fantasmée j’entends, pour ne donner que cet exemple caricatural mais réel : « travaillons sur les forfaits de ski pour étudier les fonctions linéaires et affines. »

Pour moi, il s’agit plutôt de partir de situations professionnelles (je travaille en lycée professionnel) ou de situations personnelles. Sur ce point, je donnerai l’exemple des transports en commun à Montpellier : la question, souvent posée, de savoir s’il vaut mieux frauder ou pas, s’est transformée, depuis la gratuité, pour les habitant·es de la métropole uniquement, en une réflexion sur le coût de cette mesure et l’injustice de celle-ci vis-à-vis des lycéen·nes qui n’habitent pas la métropole.

– Je remets en cause la hiérarchie des savoirs académiques :

Je profite de travaux en co-intervention avec d’autres collègues des disciplines dîtes professionnelles pour proposer des activités où les mathématiques sont un simple outil au service d’une autre discipline.

Plus précisément, je me mets « au service » des enseignant·es des disciplines professionnelles en besoin d’outils mathématiques pour certaines activités.

– Je propose des outils d’analyse sur l’orientation scolaire des élèves :

Plutôt que d’en rester à une « orientation par défaut » qui fait souffrir tout le monde, j’interroge le système avec les élèves dans un objectif de recherche d’une porte de sortie honorable.

En effet, ce que l’on appelle « orientation par défaut » est en réalité une formidable machine de tri social. Le résultat est l’arrivée de milliers de jeunes dans des filières professionnelles non choisies : à 14, 15 ans, c’est d’une extrême-violence. Le résultat est (parfois) des élèves « perturbateurs » : iels perturbent les cours auxquels iels ont été obligé·es d’assister. Évidemment, il ne s’agit pas d’excuser des attitudes inacceptables, il s’agit de comprendre la situation et de permettre une conscientisation du système via un dialogue à l’occasion d’incidents. Il s’agit aussi de ne pas mentir aux élèves en leur faisant croire que des « passerelles » existent réellement afin de leur permettre de se « réorienter ».


Ma pédagogie est démocratique

J’use de tous les outils permettant d’expérimenter de la démocratie avec les élèves, en leur montrant les limites et de chaque occasion pour interroger les questions de discrimination. Je prends chaque moment possible pour permettre un travail collectif entre personnels pour discuter concrètement.

Trois expérimentations :

– J’utilise des Conseils de Coopération avec les élèves :

Il s’agit d’un outil des pédagogies coopératives. Je construis avec iels les règles du Conseil et nous expérimentaux son fonctionnement.

Nous pratiquons avec les élèves des formes d’agoras avec ces Conseils de Coopération, il est donc fondamental d’en définir les règles de fonctionnement, quitte à les ajuster lorsque nous expérimentons en pratique que cela ne permet pas de prendre des décisions collectivement. Les modes de décisions sont donc interrogés (en lien d’ailleurs avec des exemples donnés précédemment). Nous éprouvons de plus les limites : la loi, tout simplement, nous interdit de décider qu’il est autorisé de fumer dans la cour du lycée (pour ne reprendre que cet exemple réel).

Il arrive toujours un moment où nous éprouvons la question des savoirs. Ma pratique consiste à n’être ni une figure d’autorité ni une figure de sachant brutal, il s’agit de poser d’emblée la place de chacun : je suis le seul adulte du collectif et je dispose de savoirs que les élèves ignorent ou ne maîtrisent pas. Ma place est donc celle de permettre aux élèves d’avoir les savoirs pour pouvoir me dire que je me trompe. Les élèves, pour peu qu’iels disposent des savoirs adéquats, ont cette possibilité de me dire que j’ai faux.

Il va de soi que des résistances cognitives existent, et ce n’est pas simple. L’espace de dialogue ouvert induit inévitablement des moments où un relativisme concernant certains savoirs apparaît : il faut tenir bon sans être brutal. Ce n’est pas simple mais, en ayant du début à la fin une attitude transparente et non autoritariste, on arrive à beaucoup de moments intéressants.

– J’ai un rapport cordial et pratique des Instances de l’Éducation nationale :

Je ne boycotte pas les Conseils d’Administration de mon établissement scolaire et n’ignore pas les espace de « dialogue social ». Je ne surjoue pas non plus au révolutionnaire dans ce cadre. J’y participe, j’en éprouve les limites, et je fais de ces moments des sources de réflexions avec mes collègues de travail pour construire des stratégies pour obtenir satisfaction. Je ne me coupe pas non plus avec la hiérarchie de l’Éducation nationale dont certaines strates peuvent, parfois et selon les situations, être des alliées de circonstances.

Je profite des moments de « réunionites » assez inutiles (comme les réunions sur les projets d’établissements) pour proposer un autre fonctionnement où, dans l’idéal, les personnels animent des ateliers et ont la main pour faire des propositions concrètes et directes. Évidemment la majorité des personnels ne joue pas le jeu et la plupart des propositions sont rejetées, mais des graines d’un autre fonctionnement germent et les quelques propositions qui passent sont toujours utiles.

– Je fais des Heures d’Informations Syndicales des lieux de dialogues entre les personnels :

Plutôt que des Heures d’Informations Syndicales qui ne seraient que de longs tunnels expliquant les différentes contre-réformes dans l’Éducation et les grèves nécessaires pour les empêcher, je profite de chaque moment de « creux » pour engager des discussions concrètes sur des questions pédagogiques en les liant aux conditions de travail des personnels et d’apprentissage des élèves. Les moments de discussions sur les contre-réformes sont alors mis en perspective à partir de ces discussions. Il s’agit de reprendre en main notre travail.

Deux exemples concrets :

– mes revendications syndicales mettent en avant par exemple le nombre d’élèves par classe, à juste titre (35 élèves de LP dans une salle avec 32 chaises, c’est un chouia compliqué). Les aspects pratiques et la question des conditions de travail et d’apprentissage sur ce sujet sont simples à revendiquer, mais comment y travailler d’un point de vue pédagogique ? Ceci d’autant que l’Institution peut avoir des réponses du type « on peut faire mieux avec moins » ou encore « avoir peu d’élèves par classes ne veut pas dire que cela améliore les conditions d’apprentissage ». Nous y réfléchissons donc aussi d’un point de vue pédagogique, confrontant par exemple avec les pratiques d’organisations dans des disciplines professionnelles ou en repensant la notion de groupe classe. Je travaille, me concernant, avec des élèves organisés par équipe : mes arguments sur le nombre d’élèves par classe sont corrélés à cela, nécessitant pour un fonctionnement correct autour de 20 élèves.

– j’ai testé une « classe sans note » avec une classe de seconde professionnelle. Cela a inévitablement des conséquences pédagogiques (sur les modes d’évaluation et les finalités de l’évaluation, ainsi que sur comment évaluer) et institutionnelles (comment transformer les compétences en notes pour ParcourSup et pour le baccalauréat ?). Nous en avons discuté collectivement, confrontant les expériences que nous menions dans l’équipe engagée avec les autres collègues. Posant les questions politiques sous-jacentes (pourquoi utiliser les compétences ?), réinterrogeant les questions pédagogiques posées ci-dessus, creusant les questions institutionnelles (pourquoi faut-il forcément des notes pour ParcourSup et pour le baccalauréat ?).


Ma pédagogie est sociale

Je garde un lien direct et permanent entre mon travail pédagogique et le syndicalisme, donc avec la lutte des classes, car je m’inscris dans le réel. Ce lien se retrouve directement avec les élèves en gardant un lien constant entre les disciplines académiques et la réalité sociale. Ceci afin de remettre à sa place scolaire l’école mais d’éviter l’enfermement de l’éducation dans un cadre purement scolaire.

La formation professionnelle, initiale et continue, est un élément fondamental de l’école. Elle doit être qualifiante, donc avoir un sens professionnel, former à des gestes de travail, former à un métier et avoir une implication concrète pour les conditions de travail du salariat. Elle doit participer à l’éducation ouvrière et émancipatrice.

Trois expérimentations :

– Je travaille avec mes élèves à des « mathématiques citoyennes » :

Je fais une sélection hebdomadaire d’articles de presse que je soumets à mes élèves pour examen critique d’un point de vue mathématique.

Cela va de l’étude des sondages, exercice assez classique mais toujours instructif, aux interprétations fantaisistes des données climatiques par exemple. J’appelle cela des exercices d’auto-défense. Cela peut être l’occasion de travailler sur des données comme les accidents du travail (et découvrir que les jeunes et les stagiaires subissent plus souvent ces accidents du travail…) ou sur les tableaux des DRH (combien de CDI et de CDD ?…). L’entrée manipulation de données mathématiques permet l’ouverture de dialogues.

– J’explique à mes élèves les luttes auxquelles je participe :

Sans pour autant passer outre mon devoir de neutralité, j’expose à mes élèves les raisons expliquant une grève ou une lutte à laquelle je participe et qui perturbe le calendrier habituel des cours. Pour éviter de dépasser le cadre statutaire, j’en reste sur les éléments factuels et je n’engage aucun débat contradictoire.

– J’anime et je construis des formations syndicales liant syndicalisme et pédagogie.

C’est un travail indispensable pour lier revendications syndicales et pédagogie (voir un exemple précédent plus détaillé). Il s’agit de former les militant·es à ces pratiques militantes permettant de travailler politiquement à redonner du sens au métier d’enseignant et repolitiser les « réformes » des gouvernements et donc politiser nos luttes. Il s’agit enfin, via les travaux sur la reprise en main du travail enseignant, de retravailler politiquement le travail.

Ma pédagogie est écologique

Je place la question écologique comme enjeu actuel dans son entrée et comme enjeu vital pour l’Humanité in fine. Ceci permet d’interroger systématiquement le rapport à la « nature ».

Trois expérimentations :

– Je travaille avec mes élèves sur des éléments écologiques qui les entourent :

Ainsi, je travaille avec les élèves à l’évolution du pH et de la température de la mer Méditerranée. La mer Méditerranée est (malheureusement) un terrain fertile pour une telle étude. Cela engage à la fois des « compétences » en termes de protocole scientifique et des « compétences » d’analyse et d’interprétation des résultats.

J’ai donné précédemment l’exemple du travail sur les données climatiques.

Il s’agit de s’appuyer sur la réalité écologique de notre terrain d’expérimentation et « utiliser » les outils scientifiques et mathématiques dans un objectif de conscientisation de la crise écologique pour ce qu’elle est : la conséquence de choix politiques.

Ainsi, j’ai pu travailler avec des élèves sur la transition programmée vers les véhicules tout électrique : d’un point de vue technique et technologique, d’un point de vue des pollutions, mais également sur la question de la capacité du réseau électrique à supporter ces charges de millions de véhicules.

– J’interroge avec mes élèves la question de l’espace classe et de l’espace scolaire :

En utilisant par exemple le Conseil de Coopération, et à l’occasion de situations problématiques (il fait trop chaud ou trop froid dans la salle, il n’y a pas assez de place, la salle n’est pas adaptée aux activités…), nous engageons une réflexion collective sur l’utilisation du lieu classe. Nous pouvons avoir dans la suite de l’année des discussions sur les espaces extérieurs du lycée voire sur le quartier dans lequel se trouve l’établissement scolaire. Nous nous interrogeons également bien entendu sur les capacités d’isolation thermique du lycée (je travaille à Montpellier…).

– J’interroge avec mes élèves la question de mes supports pédagogiques :

Utiliser un manuel, un cahier, des feuilles, un ordinateur… Décider collectivement du meilleur outil pour travailler, faire un choix commun en tenant compte à la fois de l’efficacité pour le travail et de l’impact écologique.


Ma pédagogie est critique

La question critique est au cœur de mon engagement pédagogique. Il s’agit plus précisément de devenir critique : je parle à la fois des élèves et de moi-même. Je l’ai déjà écrit mais j’insiste : avoir une connaissance critique de la réalité est l’essence de toute pratique pédagogique.

Nous devons, collectivement, avoir la conscience intime que notre savoir est partiel, subjectif, local et simpliste. Devenir critique, c’est aussi faire l’effort continu de construire et reconstruire les savoirs et les communs, et le faire collectivement à partir de nos savoirs personnels.

Trois expérimentations :

– J’ai des séances de « relevés de propos discriminants » :

Un élève est chargé, pendant une semaine, de relever les propos jugés comme discriminants, de la part des adultes et des élèves. Sans en faire de commentaires. Il s’agit d’un « ami critique ». Nous discutons ensuite collectivement de ce que nous observons.

Un autre dispositif peut fonctionner dans des classes mixtes en termes de genres : compter le nombre d’interventions des garçons, des filles et des non-genrés, ainsi que les temps d’interventions. Puis ne pas commenter, simplement constater pour conscientiser.

Ces deux dispositifs, je suggère de les tester également avec des adultes.

– J’invite à l’auto-régulation des équipes et j’utilise le Conseil de coopération comme lieu d’expérimentation de la question critique :

Les équipes de travail s’auto-régulent et les problèmes non résolus sont réglés collectivement dans le cadre du Conseil de coopération. Nous discutons systématiquement ensemble si le problème soulevé est un vrai « problème ».

A l’occasion de l’expérimentation de « classe sans note » déjà citée, nous avons travaillé à critiquer le dispositif, à le faire évoluer et à interroger son utilité.

– Je travaille avec les personnels, comme formateur, à interroger les notions de réflexibilité et de critique :

Outre les éléments déjà cités dans mon activité de formateur, dans le cadre de mes fonctions de formateur académique, j’engage toujours un moment de réflexibilité puis de critique du formateur et du dispositif de formation. Nous discutons collectivement des observations. Il ne s’agit pas de faire du bilan de la formation un moment de 5 minutes à la fin de la journée, sans bâcler du coup, mais d’un moment de formation en tant que tel.


Pour une pédagogie des interactions

Je terminerai ma contribution par un retour sur les pédagogies coopératives (je préfère l’expression pédagogie de la coopération, mais ce n’est pas la terminologie utilisée dans la littérature). Dans mes exemples, je fais référence à celle-ci. De quoi parle-t-on ? D’après le dictionnaire de l’Académie française, coopérer est « opérer conjointement avec quelqu’un ; concourir à une œuvre ou une action commune. » L’action est donc combinée, intentionnelle, et permet aux coopératrices et coopérateurs d’en tirer un bénéfice personnel. En pédagogie, Sylvain Connac donne cette définition : « Une pédagogie coopérative peut se définir comme une forme d’enseignement dont les apprentissages sont possibles par la coopération entre les personnes qui composent le groupe ou celles qui interagissent avec lui. Nous entendons par coopération toutes les situations où les individus ont la possibilité de s’entraider par et dans la rencontre éducative. […] En somme toutes les pédagogies qui font de l’entraide entre enfants des sources importantes d’apprentissage. Il s’agit en même temps de pédagogies au sens fort de ce terme : avec elles, on ne parle pratiquement jamais de « méthodes » ni de modalités d’intervention de l’adulte face à un groupe ou auprès d’enfants. Il n’y a pas de recettes à appliquer ni de manuel à suivre. Il s’agit plutôt d’une organisation du groupe à susciter de manière que ses membres puissent, dans un premier temps, se savoir dans des conditions favorables de confiance et de sécurité pour agir et, dans un second, en réseau avec différentes sollicitations de façon que leurs constructions soient au service d’apprentissages vrais et durables. »9. J’insisterai sur la différence entre collaboration et coopération. Le dictionnaire de l’Académie française désigne la collaboration comme étant « le fait de travailler avec une ou plusieurs personnes à une œuvre commune. » La collaboration suppose donc une interdépendance entre les collaboratrices et collaborateurs, le partage du même projet et une répartition des tâches. Pour Catherine Reverdy, « le travail coopératif, organisé en général par l’enseignant.e et répondant à des finalités éducatives d’apprentissage, diffère d’un travail collaboratif, qui serait plus libre dans la forme et qui aurait pour objectif de mutualiser les connaissances de chaque membre du groupe en vue d’une réalisation commune. Le travail collaboratif est ainsi plus fréquent en formation d’adultes, où la structuration apportée par le ou la formateur.rice n’est pas aussi cadrée que celle faite par l’enseignant.e, qui supervise en détail l’activité des élèves, sans vraiment les laisser en autonomie trop longtemps. »10. Insister sur la différence entre collaboration et coopération me permet de clarifier explicitement ce qui peut définir la coopération entre les élèves. Je résumerai cela en posant le fait que la collaboration met en son centre la production. Cela induit que le travail est réparti selon les compétences ou talents individuels. La répartition des tâches est donc inégale et n’est pas de nature à permettre aux élèves les plus faibles scolairement de progresser. Dans la coopération, la tâche est commune, l’activité est commune et permet un apprentissage individuel. Les pédagogies coopératives ne sont pas un objectif en soi mais au service d’objectifs divers, comme la formation de la citoyenne et du citoyen, la gestion de l’hétérogénéité, la gestion des conflits, et bien entendu, voire surtout, les apprentissages.

Reprenant ces différents éléments de définition, je parlerai donc des pédagogies coopératives a minima et vous comprendrez pourquoi je préfère l’expression pédagogie de la coopération.

Pour définir la pédagogie de la coopération, il me semble in fine pouvoir retenir trois principes :

1/ La démocratie ; 2/ L’entraide ; 3/ Le tâtonnement expérimental.

Ces trois principes se déclinant nécessairement par la pratique d’une ou de plusieurs « institutions » des pédagogies coopératives telles que recensées par Sylvain Connac : le conseil coopératif ; les équipes de travail ou les enfants tuteurs ; les messages clairs, médiations ou autres dispositifs permettant une écoute des conflits ; les lieux de paroles tels que les « Quoi de neuf ? » ; les plans de travail ; les situa t ions de communication (journaux, sites internet…).

Mais tout ceci ne me satisfait pas encore car j’ai le sentiment que l’aspect politique est masqué, alors que les valeurs explicitées ci-dessus sont très politiques.

Il me semble donc que la pédagogie de la coopération est une bonne entrée vers des pédagogies explicitement politiques et qui ont pour vocation à participer à changer le monde : les valeurs portées répondent aux enjeux et aux crises développées précédemment et elles apportent des outils pratiques qui permettent aux enseignant⸱es d’avoir des repères pratiques.

Entrée vers, a minima, une pédagogie plus explicitement inscrite dans la lutte des classes comme la pédagogie Freinet. Celle-ci est souvent présentée, en France en tout cas, comme étant l’une des sources des pédagogies coopératives. De fait, les valeurs et les outils cités plus haut ont une filiation directe. Reste qu’Élise et Célestin Freinet parlaient plutôt de pédagogie prolétarienne et que l’engagement syndical était un marqueur central de leur militantisme. J’ajoute que puisque la pédagogie Freinet est centrée sur l’humain avec une visée émancipatrice affirmée, le tâtonnement expérimental est plus que central, bien plus que dans les « pédagogies coopératives ». Pourquoi ? Célestin Freinet l’explique : il veut orienter « les enfants vers la compréhension sociale, en les habituant au raisonnement sain, en commençant à former leur esprit critique, en les plongeant toujours davantage dans leur milieu et en les habituant à réagir contre ce milieu »11.

Le lien est fait avec les pédagogies critiques, en particulier avec les travaux de Paulo Freire et bell hooks. Avec ces pédagogies aucune « méthode », c’est d’ailleurs affirmé, mais une philosophie politique de l’éducation, autour d’une démarche conscientisante des rapports de domination et une démarche critique globale.

Voici ce à quoi je veux aboutir avec la pédagogie des interactions.

Je terminerai cette contribution en m’appuyant sur un point de rupture dans mon parcours personnel et professionnel : la vision du court-métrage « En rachâchant », un film de 1982 de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, écrit par Marguerite Duras. C’est pour moi un moment de rupture, de conscientisation, de beaucoup de choses, c’est donc un peu désorganisé. D’autant qu’à chaque nouvelle vision du film je « vois » de nouvelles choses. Disons plutôt que ce film est devenu, me concernant, le support de moments de conscientisations. Ainsi, la forme du film (« c’est quoi ce truc de bourgeois ? » a été ma première réflexion), et dans le même temps la mise en avant des rapports de domination, les interrogations non simplistes sur le savoir… ce court-métrage m’oblige à chaque vision à (re)devenir critique. J’interroge les rapports de domination que je subis et que je fais subir, j’interroge le Capitalisme, le Patriarcat et les racismes, et ma place dans le Capitalisme, le Patriarcat et les racismes. J’interroge ma place dans les crises sociale, démocratique et écologique.

Je suis enfin en mesure d’interroger mes propres difficultés cognitives (je suis a minima dyslexique et dyscalculie).

Devenir critique c’est aussi cette contribution livrée à celleux qui voudront bien s’en saisir, pour la critiquer afin que nous puissions, collectivement, construire une école populaire, démocratique et émancipatrice.

J’appelle cela la pédagogie de l’interaction et je vous ai présenté dans ce cadre mes principes d’incertitudes : quels sont les vôtres ?

1 L’expression « La Révolution est le frein d’urgence » est de Walter Benjamin.

2 J’invite celles et ceux que cela intéresse à consulter une contribution précédente et plus longue intitulée « balade militante et révolutionnaire sur toutes les choses qui sont exactement à la bonne place » :

https://criticoop.org/2024/06/25/balade-militante-et-revolutionnaire-sur-toutes-les-choses-qui-sont-exactement-a-la-bonne-place/

3 Proposition formulée par Walter Benjamin mais qui n’a pas eu le temps de creuser totalement cette proposition.

4 L’expression est de Daniel Bensaïd.

5 Je dois ces trois questions à Samuel Johsua.

6 La base de ressources du dispositif RESCO est un bon départ pour ce faire : https://irem.edu.umontpellier.fr/ressources-et-publications/banque-de-problemes-ouverts/

7 CARDIE = Cellule Académique en Recherche Développement Innovation Expérimentation. J’interviens pour la CARDIE de l’académie de Montpellier : https://pedagogie.ac-montpellier.fr/discipline/cardie

8 https://www.reseau-canope.fr/notice/agir-contre-le-harcelement-une-preoccupation-partagee.html

9 CONNAC S., (2017), Apprendre avec les pédagogies coopératives : démarches et outils pour l’école, ESF

10 REVERDY C., (Décembre 2016), La coopération entre les élèves : des recherches aux pratiques, Dossier de veille de l’IFE numéro 114, http://veille-et-analyses.ens-lyon.fr/DA-Veille/114 decembre-2016.pdf

11 DE COCK L. et PEREIRA I. (2019), Les pédagogies critiques, Agone

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